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REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS,
EDITION AUGMENTEE
DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA REVUE DU XIXe SIÈCLE.
TOME PREMIER.
JANVIER 1838.
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE,
ADOLPHE WAHLEN ET GOMl>ie.
1838
LE BONHEUR D'ÊTRE FOU.
I.
— Ne remarquez-vous pas, ma (oute belle, comme ce jeune mousquetaire vous regarde ?
— Moi ! je ne m'en apercevais pas.
— Allons donc, petite hypocrite ! Comment vous ne voyez pas que depuis deux heures il fixe sur vous des yeux fascinants? un petit eoupd'œil de son côté ; vous verrez qu'il en part des étincelles. Mais c'est qu'il est fort bien, ce jeune homme ; son visage est expressif; un peu pâle seulement, un peu maigre. Tenez, le voilà qui se lève et s'appuie négligemment contre une colonne; mais vraiment, sa taille est élégante; il est grand, svelte, un peu fluet. Moi, je préfère les beaux hommes.
Les deux jeunes femmes qui parlaient ainsi étalaient leur parure et leur beauté dans une loge de l'Opéra. C'étaient deux merveilles de l'époque, deux fleurs autour desquelles volti- geaient les papillons de 1762. Celle qui absorbait l'attention du mousquetaire était la plus jeune et la plus jolie; c'était une beauté chaste et décente qui, dans le siècle de Louis XV, faisait une brillante exception. Aucun de ses adorateurs ne lui avait arraché un mot d'espoir, et n'avait pu lire dans son âme; car elle ne marchait dans le monde qu'enveloppée de réserve et de pudeur. Ses longs yeux bleus avaient des regards aimantés pour attirer à elle, mais ils avaient aussi des- regards sévères pour arrêter ; son visage, aux lignes pures, était immobile, mais discret, il gardait les secrets d'une âme à laquelle il servait de voile plulôtque de miroir; sa bouche, pleine de nacre, pleine de sourires, était contenue dans son expression et souvent lé- 1 1.
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^renient contractée. Tous vantaient sa beauté j mais surtout sa grâce, cette magie des femmes.
Ce soir-là, comme toujours, elle était ravissante, malgré les efforts inouïs, les veilles, les travaux savants de sa couturière et de sa coiffeuse pour la rendre détestable. Un corps baleiné recouvert de brocart, diapré de paillons aux couleurs diverses, comprimait sa taille souple et gênait l'élasticité de ses mouve- ments. Sa vaste jupe s'élargissait sur des paniers de baleine d'une grandeur démesurée, ses joues rosées étaient peintes d'un rouge vif tt semées de mouches découpées en étoile ; ses che- veux crêpés formaient autour du front quatre cercles de rou- leaux étages. Hélas ! qui se serait douté que ces cheveux-là étaient d'un blond cendré délicieux ! il n'y avait plus ni blondes ni brunes, à cette époque où la poudre neigeait sur toutes les tètes. Tout cela aurait fait une maladroite parure sans la ri- chesse des étoffes, l'éclat des girandoles, les scintillements des guêpes et des papillons brillants qui étoilaient la coiffure, sans l'odorant bouquet attaché près de l'épaule gauche et les gra- cieuses engageantes qui flottaient autour d'un bras blanc.
Le jeune mousquetaire la contemplait toujours avec une at- tention qui était plus que de l'admiration ; c'était de l'amour, c'était de la passion. A peine la connaissait-il depuis quelques mois, à peine Pavait-il vue dans quelques réunions, dans de ra- res visites, et déjà il l'aimait de toute l'ardeur de sa lèle et de son cœur. Quand il entra dans la salle, tout lui paroi mono- tone j les lustres lui semblèrent pâles, l'orchestre discordant et sourd ; il traînait un ennui qui pesait sur lui comme une masse de plomb ; mais une loge s'ouvrit : deux femmes, une seule, dis-je, parut, et tout à coup les lustres s'illuminèrent, l'or- chestre devint plus sonore, ou plutôt rien ne changea, celle jeune femme seule fut la lumière et l'harmonie.
— Joli, très-joli, s'écria un jeune homme assis près du mous- quetaire ! bravo, la Sophie Arnoult, et vous aussi, la svelte Lany ! bravo, mon harmonieuse chanteuse, ma légère dan- seuse! L'une a le chant du rossignol, et l'autre en a les ailes. Applaudis donc, vicomte d'Argency, dit-il en se retournant : eh bien! tu n'écoutes pas ! voilà que tu as repris ton air roma- nesque et fatal. Que regardes-tu de ce coté? Mais, en vérité, c'est la belle Angélique, la belle marquise d'Hervilliers, une
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rose à peine éclose, comme dirait notre délicieux Dorât. A voir tes regards brûlants, on t'en croirait amoureux ; va, mon cher, il faut l'oublier et tourner la tête de l'autre côté.
— Mais c'est impossible ! Comment détourner ses regards de cet ange, de cette enchanteresse !
— Allons, tu es fanatisé. Oh ! mon malheureux ami ! Oh ! mon ami infortuné ! Oh !
— Vas-tu me faire un nouveau chapitre des lamentations de Jérémie ? Que signifient ces doléances ? me plains-tu d'oser ai- mer une femme mariée ?
— Est-ce que tu me prends pour un sage, un moraliste? tu m'insultes. Qu'importe son mariage? Nos dames de qualité ont beaucoup de ridicules, mais je leur rends justice, elles n'ont pas celui d'être fidèles à leurs maris. D'ailleurs une femme de dix-huit ans ne peut aimer un mari de soixante-huit.
— Alors que veulent dire tes exclamations? Parle; je frémis d'impatience : ai-je un rival ?
— Pis que cela, mon cher. Tu crois être épris d'une femme qui va t'adorer au moins autant que la petite Julie son jeune abbé, et tu n'aimes qu'une statue sans âme, une femme privée d'émotions, dont le cœur est incomplet, car jamais il n'a battu d'amour ; une séduisante créature, il est vrai, blanche comme le marbre de Paros, mais froide comme lui.
— Tais-toi, tais-toi, je ne te crois pas. Vois donc cette atti- tude rêveuse, ces regards perdus.
— Elle pose, mon ami. Va, je te le conseille, contente-toi de contempler cette femme comme une belle statue de la Madone, fais-lui, si tu veux, des neuvaines et des prières, mais ne risque pas un mol d'amour. Enfin, moi qui te parle, et que les femmes ne dédaignent pas, moi à qui les dames de la cour envoient leurs plus doux sourires, moi, le baron de Tangis, j'ai été re- poussé comme un manant, un vilain. Un des poêles que je pro- tège, et qui lui a adressé un ravissant madrigal, intitulé : A Chloris, qui niait le pouvoir des flèches de l'Amour, le fi- nancier Morin, le vicomte de Forlins, tous ses adorateurs enfin n'ont pas été plus heureux.
Le vicomte d'Argency resta sombre et pensif pendant le reste du spectacle, et répondit à peine à son ami qui l'étourdissait de son caquet a la mode ; il lui rapportait les chroniques scanda-
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leuses, les nouvelles des cercles, des bureaux d'esprit ; lui de- mandait s'il connaissait la chanson sur madame Favart et l'abbé Voisenon, le vaudeville en quarante couplets qui faisait l'entretien de la cour et de la ville, les dernières conquêtes de madame Pater, petite bourgeoise fort à la mode, et ne s'inter- rompait que pour s'extasier sur les Tyrcis et les enlevés de Ves- tris et de mademoiselle Lany. Il s'arrêta subitement au milieu d'une narration en voyant d'Argency tressaillir.
— Eh bien! lui dit-il, as-tu marché sur un serpent? Ah! je comprends, reprit-il en jetant un coup d'œil sur la loge d'Angélique, je vois le serpent : c'est le mari qui vient d'ar- river.
— Quand cesseras-tu tes fastidieuses plaisanteries? s'écria d'Argency qui regardait le mari, et sentait une agitation fié- vreuse.
— Moi plaisanter sur ce cher marquis ! Dieu m'en garde ! C'est un de mes amis, un fort galant homme, fort bien en cour, un marquis à talons rouges, qui a, depuis longues années, ac- quis dans les appartements de Versailles de l'élégance et de la distinction dans les manières, une exquise politesse, une fine galanterie, mais qui, du reste, ne méritait pas une femme aussi fidèle ; c'est un ancien roué, un vieil Adonis, qui a cour- tisé plus d'une Vénus de la régence ; qui a fleuri sous le règne de madame de Parabère, décliné sous celui de madame de Chà- teauroux, et qui aujourd'hui entre en pleine vieillesse sous celui de notre bien-aimée marquise de Pompadour.
La pièce finit. D'Argency sortit précipitamment de sa loge, sans même attendre qu'un des acteurs vînt annoncer le pro- chain spectacle, et sans oublier de marcher sur les bas de soie blancs du baron, qui le suivit en boitant et en enrageant. Il s'élança dans le vestibule pour attendre Angélique j sans doute pour lui dire à l'oreille quelques mots tendres, lui glisser dans la main un billet parfumé ? mon Dieu non ; il n'en fallait pas tant à l'amant passionné : il descendit pour effleurer sa robe en passant, et tressaillir de plaisir. Il la vit apparaître sur les es- caliers, arriver près de lui, tourner la tête de son côté ; il la salua et mendia un regard, il n'obtint qu'une froide révérence. Elle passa ; il sentit contre lui le froissement du manlelet de la jeune femme, et son front devint pâle. Bientôt elle se perdit
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dans la foule, et il ne la vit plus, ou plutôt il la vit plus vague- ment, car elle resta dans sa pensée.
Celte image éblouissante et fixe ne le quitta plus ; il ne pen- sait qu'à l'enchanteresse Angélique; elle passait dans ses rêve- ries de chaque jour, et devint la reine de ses châteaux en Espa- gne. Il était dans cet âge splendide où l'on aime avec passion, où la tète, ce volcan humain, a toutes ses laves, le cœur toutes ses richesses, l'imagination tout son luxe. Ses visites chez la belle marquise devinrent plus fréquentes : où le cœur va, les pieds suivent. Quand il entrait chez elle, c'était toujours avec la volonté de lui dire le vieux mot, éternellement jeune, je vous aime ; c'était toujours sans avoir rien dit qu'il sortait : la ré- serve de cette femme lui imposait. Enfin, un jour, il arriva plus épris que jamais, et bien résolu de dévoiler son grand se- cret.
On l'introduisit dans une chambre élégante, tendue de tapis- series des Gobelins; les fauteuils, également en tapisseries, re- présentaient des bergers poudrés et des bergères en paniers ; les rideaux étaient à larges fleurs ; une toilette recouverte en partie d'une mousseline blanche garnie d'un falbala de dentelle, une pendule en forme de lyre accrochée sur la tenture comme un tableau, de nobles portraits de famille aux cadres ronds et gothiques, et enfin une statue de l'Amour grimaçant un sourire, complétaient l'ameublement. La marquise était charmante dans son négligé du matin, qui la dispensait de mouches et de fard ; à^ demi-couchée sur sa chaise longue, elle tenait une navette d'or et faisait des nœuds.
Lorsque le vicomte d'Argency se vit seul avec elle, il rougit comme une jeune fille, seulement ce n'était pas de pudeur, c'était de plaisir. En chemin il avait préparé pour le début de la conversation des phrases taillées à facettes et des fusées d'es- prit ; il fut si ému qu'il oublia tout, et ne trouva que ces mots après un silence de quelques secondes :
— Vous avez là, madame, un délicieux petit chien.
C'était éminemment spirituel, aussi la marquise se prit-elle à sourire, en lui répondant d'un air gracieux :
— Vous trouvez, monsieur ?
Il se mordit les lèvres, et dans le fond de l'âme se déclara stupide.
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Second silence : ce n'était pas précisément le moyen d'arri- ver à une déclaration, à moins de parler avec les yeux, ce que ne manquait pas de faire d'Argency ; il enveloppait de ses re- gards la pauvre Angélique, qui détournait la tète. Il fallait ce- pendant chercher une phrase pour renouer la conversation.
— Devez-vous, lui dit-il, aller cet été dans votre terre d'Her- villiers ?
Il se serait volontiers arraché la langue, car il était dans une terrible veine de banalité, et pourtant jamais tant de voix ma- giques n'avaient parlé dans son cœur ; mais c'était une élo- quence sans mots et sans phrases, qui dédaignait d'arriver jusqu'à ses lèvres.
—Je pense, dit Angélique, que cette année nous ne quitterons Paris que pour Versailles 5 M. le marquis d'Hervilliers tient beaucoup à aller régulièrement faire sa cour tous les dimanches. Pendant qu'elle parlait, d'Argency disait à part soi : Si j'avoue brusquement à cet ange mon idolâtrie, si je laisse jaillir trop de flamme, elle aura peur et me fuira peut-être. Voyons d'abord si je suis aimé ; jetons quelque crainte dans son âme, il y aura toujours un reflet sur son visage ; le frisson du cœur passe dans le corps.
— Ma famille, lui dit-il négligemment, désirerait aussi me voir bien en cour. Elle pense que les d'Argency devraient s'al- lier aux Langeac qui sont tout-puissants ; mon père m'engage à épouser mademoiselle de Langeac, il m'a déjà présenté à sa mère.
Si cette femme l'aimait, ! il devait voir sur ses traits une con- traction de douleur et de fierté blessée ; il leva les yeux sur elle avec anxiété.
Elle caressait son petit chien, sa main n'était pas crispée et passait moelleusement dans les soies du petit épagneul ; sa figure était reposée comme celle d'un enfant endormi. Il sentit quel- que chose qui lui comprimait le cœur ; il regarda avec amertume cette jeune femme froide comme la neige, qui le brûlait comme elle en restant glacée.
— Sans doute, madame, reprit-il avec dépit, vous approuvez cette alliance ; vous me la conseillez même.
— Mais pourquoi pas ? mademoiselle de Langeac est d'une ancienne famille; ses aïeux forment une longue chaîne dont
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un bout louche à Charles V et l'autre à Louis XV; ajoutez à cela que sa figure est aussi fraîche que ses parchemins sont jaunes ; sa noblessse a quatre siècles et son visage a dix-sept ans : tout est bénéfice dans ce mariage.
D'Argency crut saisir dans le ton de la marquise une nuance de dépit, mais si imperceptible que tout autre qu'un amant ne l'aurait vu qu'au microscope. Illusion ou réalité, cette décou- verte l'électrisa.
— Et quand cette femme serait la plus belle de la cour, s'é- cria-t-il, pensez-vous que je solliciterais sa main? Est-ce elle qui remplit ma tète de douleurs et d'ivresses folles? Est-ce elle qui a pour moi quelque chose de magnétique, d'attractif? Est-ce elle qui me semble environnée d'une atmosphère électrique, d'un air où Ton respire l'amour? Est-ce elle qui, en passant près de moi dans les assemblées ou les promenades, laisse dans mou cœur une traînée de lumière? Oh ! non, madame, ce n'est pas elle!
Angélique avait pris un air froid à faire geler du vif argent; et tandis que le thermomètre de d'Argency était aux serres chaudes, le sien marquait trois degrés au-dessous de glace. S'il fût resté au jeune hemme assez de sang-froid pour étudier cette physionomie, il se serait arrêté sur-le-champ, et, sans deman- der d'autre congé, aurait fait un profond salut et serait parti. Mais son émotion n'était pas calculée; il ne faisait pas de la passion de commande , étudiée devant un miroir ; ce qu'il avait dans l'âme se pressait sur ses lèvres au hasard impé- tueusement ; la digue était rompue les paroles coulaient. Il continua :
— Il est une femme dans le monde près de laquelle j'éprouve un bonheur qui ne s'exprime pas avec des mots, un bonheur qui double ma vie et semble devoir la briser. Si j'avais la voix des anges quand ils chantent leurs plus belles saintes, je vous la raconterais cette femme; si j'avais le pinceau de Raphaël quand il retraçait la madone, je vous la peindrais; mais les paroles me manquent, mais les couleurs me manquent. J'aime mieux vous montrer son portrait, s'écria-t-il en arrachant une miniature suspendue à la cheminée (c'était le portrait d'Angéli- que); le voici, oserez-vous me blâmer de mon choix ?
Elle se leva majestueusement, et lui dit d'un ton glacial ;
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— J'oserai, monsieur, vous prier de sortir de cet apparte- ment, et de n'y plus rentrer.
Il avait bien prévu quelque réponse fière et dédaigneuse , mais faite d'une voix tremblante ; et la voix était ferme. Il se garda bien d'obéir cependant.
— Ainsi vous me chassez? lui dit-il avec douleur. Mes ex- pressions ont donc bien mal traduit ce que j'éprouve ; si vous saviez avec quel délire je vous aime, vous auriez au moins de la pitié.
— Pouvez-vous bien tenir un semblable langage à une femme mariée ? un homme qui se conduit ainsi doit mépriser ou être méprisé : yous avez atteint le dernier but, monsieur, je vous méprise.
D'Argency aurait payé de son sang un signe d'agitation chez cette femme, une pâleur, un frisson ; mais le dédain tombait à froid sur lui ; il ne pouvait plus douter de cette indifférence qu'il trouvait dans le regard comme dans les paroles. Ces mois du baron de Tangis lui revinrent alors à l'esprit : « Tu aimes une statue sans âme. » Un profond désespoir le saisit : il avait voué à cette femme une passion fanatique immense ; elle avait dominé en lui les sentiments les plus saints; sœur, frère, amis d'enfance, tout avait été oublié pour faire place à la pensée unique ; ses affections, c'était elle; le bonheur, il le nommait de son nom; il avait bâti sa vie sur une seule base, l'amour de cette femme ; cet amour lui échappant, tout croulait : le monde entier devenait triste et sombre, l'amour n'en est-il pas la lu- mière aussi bien que le soleil ?
Elle lui ordonna de nouveau de s'éloigner pour ne plus re- venir.
— M'éloigner, s'écria-t-il, jamais ! le bonheur est ici, le dés- espoir à votre porte, je reste où est le bonheur.
— Vous voulez donc que ce soit moi qui me charge de vous congédier, dit en apparaissant le marquis d'Hervilliers ?
D'Argency resta confondu, et Angélique fort étonnée ; elle était loin de croire qu'elle avait près d'elle un témoin si inté- ressé.
— Vous êtes chaste comme Minerve, madame la marquise, dit le mari en lui baisant la main avec cette galanterie qu'il conser- vait même avec sa femme, apparemment pour n'en pas perdre
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l'habitude ; j'étais sûr d'ailleurs que vous ne faibliriez pas ; n'a- vez-vous pas dans les veines le noble sang des Miralais !
Il se retourna vers le jeune homme avec une contenance plu- tôt fîère qu'irritée : ses manières conservaient leur mesure et leur distinction ; dans aucune circonstance de sa vie l'homme de cour ne disparaissait.
— Je pourrais, monsieur le vicomte, dit-il à d'Argency, vous demander raison de votre offense ; je suis vieux, mais je porte encore au côté Pépée que mon trisaïeul reçut de Henri IV ; celle épée n'est point rouillée, je vous prie de le croire; elle est encore aussi claire que l'honneur de ma famille. Mais, dans une semblable circonstance, le duel me semble maladroit. Cette scène, une fois connue de la cour, peut se dénaturer,- Sa Ma- jesté et madame de Pompadour aiment assez ces aventures d'a- mourettes ; ce sont les maris qu'ils se plaisent à ridiculiser, et moi, reprit-il en se redressant avec noblesse, je n'ai jamais ap- pris à jouer dans la vie le rôle ridicule. S'il vous convient ce- pendant de publier la déclaration malheureuse que vous avez osé faire à une Miralais, nous sommes tous deux gentilshommes, et rien ne nous empêchera de croiser nos épées.
Le pauvre amant demeurait anéanti. — Eh bien! monsieur le vicomte, dit le marquis d'un ton froidement poli, qu'atten- dez-vous? me permettrez-vons de vous reconduire jusqu'à la porte?
D'Argency s'élança hors de cet appartement. Il avait le ver- tige, il était épouvanté de toutes les pensées qui fermentaient dans sa tête.
— Jamais cette porte ne s'ouvrira pour moi. dit-il d'une voix déchirante ; du moins j'ai son poitrail, s'écria-t-il en regardant le médaillon qu'Angélique avait oublié de réclamer, et qu'il serrait dans sa main.
Quand il rentra chez lui. il avait la fièvre et le délire.
H.
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lue foule bariolée, eonvulsive et grimaçante faisan nulle coii- lorsions dans une cour enclose de hauts murs cl fermée par
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une large grille. Ces gens-là étaient de ceux que nous sommes convenus d'appeler fous, parce qu'ils ont un autre genre de folie que le nôtre, où plutôt parce qu'ils disent tout haut les divagations que nous pensons tout bas j nous autres, qui nous appelons sages, nous ne sommes autre chose que des fous qui ne font pas sonner leur grelot. La maison qui renfermait ce peuple aux cris discordants, aux mouvements saccadés, aux prunelles fixes et phosphoriques, était située à Passy, et avait été élevée en 1762. La révolution avait passé renversant les cathédrales et les châteaux , mais elle avait respecté cette inof- fensive maison de fous, la trouvant apparemment aussi néces- saire sous le règne terroriste que sous le règne monarchique, et tandis qu'elle hurlait en dehors de l'enceinte, elle avait laissé les fous hurler en dedans.
Chacun des hommes qui se heurtaient dans cette cour avait une idée fixe logée dans son cerveau, toutes ses pensées s'é- taient réunies dans une seule case ; au milieu de la cour on voyait causer familièrement un empereur de la Chine et un Grand-Mogol,qui avaient de magnifiques empires bâtis dan3 les nuages ; un peu plus loin se promenait un homme d'une mai- greur transparente ; c'était un immortel qui se mourait ; plu- sieurs autres groupes plus ou moins étranges erraient çà et là.
Dans le coin le plus isolé de la cour, un vieillard était assis sur une pierrre, et contemplait le portrait d'une jeune femme : On aurait eu peine à reconnaître dans ce vieillard aux cheveux gris le jeune vicomte d'Argency. Le désespoir l'avait rendu fou, et depuis quarante ans il habitait cette maison. Plusieurs fois sa famille, trop confiante dans un retour de raison, avait tenté de le faire sortir, mais peu de jours après il avait fallu le ramener plus insensé que jamais. En vieillissant sa folie délirante s'était calmée et était devenue une monomanie : absorbé par une idée fixe, son amour, il n'avait pas vu le temps s'écouler et rider son front, il se croyoit encore le jeune homme de vingt-cinq ans, amoureux d'une femme de dix-huit ; il lui semblait qu'Angéli- que n'avait pas plus vieilli que le gracieux portrait qu'il con- templait nuit et jour. Nous comptons les lustres qui passent plus encore par le changement de nos idées que par celui de nos visages, nos pensées, vertes à vingt ans, se flétrissent dans l'âge mûr, et dans la vieillesse il neige sur elles comme sur nos têtes.
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Mais d'Argency, abîmé dans une pensée Unique, avait vu les an- nées fuir indistinctes, et se ressembler toutes tellement qu'elles semblaient se fondre en un court espace de temps.
— Dis donc, l'amoureux, s'écria un jeune homme qui en trois bonds fut près de lui, comment trouves-tu ce pas de zéphir?
Celui qui parlait ainsi était une espèce de caricature de sylphe. Des bas couleur de chair, tigrés de taches, dessinaient ses jambes grêles, et deux longues ailes de coq, volées sans doute à quelque cuisinier, étaient attachées sur chaque épaule avec une ficelle. Le sylphe était un premier danseur sifflé sans pitié pour avoir manqué un entrechat, et devenu (ou de dépit. Il se persuadait qu'on le méconnaissait dans son pays, mais que tous les autres royaumes les plus vastes et les plus lointains se disputaient ses jambes.
D'Argency ne l'écoutait pas, il portait le médaillon à ses lèvres.
— Mais c'est trop beau une femme qu'on aime ! s'écria-t-il avec délire; oh ! mon Angélique , comme tes yeux sont veloutés ! ils me font mal !... Et penser que cette femme-là ne m'aime pas !... je veux l'oublier.... mais le puis-je? Est-ce à vingt-cinq ans, à l'âge où le cœur brûle, où la tête fermente, qu'on est roi de ses passions? Oh ! mon Dieu ! si belle et si indifférente! Il tomba dans sa tête une idée qui lui donna une sueur froide : in- différente, répéla-t-il, mais si elle ne l'était pas , si dans ce mo- ment elle disait à un autre : Je t'aime ! elle saurait dire, je t'aime, et ce ne serait pas à moi !
— Allons donc, grand-papa, lui dit le danseur, laisse-la ta vieille passion, et admire l'élasticité de mon jarret. Tiens, il me prend une fantaisie , je veux d'un bond sauter dans la lune. On doit se plaire là-haut, tout y danse : les planètes ont des satel- lites qui font autour d'elles le moulinet, les nuages font de moel- leuses glissades, et les étoiles de petits battements. Allons, je m'élance. Regarde bien, une, deux, attention, trois, gare là-haut.
Il fit un bond, et retomba lourdement le nez contre terre. II se releva, et se sauva en criant :
— Maladroit, j'ai manqué mon entrechat ; ils me sifflent tous, les impitoyables!
Un instant après il revint tout glorieux, la tète huile. la taille cambrée; il tenait un papier à la main.
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— L'amoureux, dit-il à d'Argency, me voici décidément dans les honneurs • tu vois cette lettre, elle m'est adressée par le grand kan des Tartares, qui me mande près de lui pour donner des leçons de danse à sa kane favorite.
D'Argency releva la tète. — Mais pour aller en Tartarie, dit-il à voix basse, il te faudrait d'abord sortir de cette maison. Écoute, il faut fuir ensemble. Les doubles clefs des grilles de sortie et des loges ont été volées hier, c'est par toi, je le sais : cette nuit, lorsqu'ils dormiront tous, viens m'ouvrir, et sauvons- nous de leur enfer où l'on ne voit pas Angélique.
— Qu'est-ce que cela me fait de ne pas voir mademoiselle An- gélique! mais le grand kan des Tartares, c'est bien différent. Allons, c'est convenu, nous nous envolons de compagnie ; ne va pas me porter malheur au moins, tu as déjà raté deux fuites.
—Mes petits moineaux, c'est l'heure de rentrer dans vos ca- ges, dit le gardien avec sa grosse voix.
Chacun est poussé dans sa loge et enfermé.
Bientôt la nuit tombe, dix heures sonnent, tous les gardiens se retirent dans leur gîte, et la cour se remplit de silence et d'ombre. D'Argency attend avec anxiété, prêtant l'oreille au moindre bruit, et croyant toujours distinguer le pas de son com- pagnon qui vient le délivrer; mais rien ne trouble le silence; de loin en loin seulement, un rire, un hurlement, partent de la loge de quelque aliéné. Le pauvre fou tremble d'impatience; ses nerfs se crispent, son sang bat violemment contre ses tempes. « 0 mon Augélique, s'écria-t-il, si mes pieds avaient les ailes de ma pensée ! » Et il embrasse le frais portrait de sa vieille amante qu'il croit toujours si jeune et si belle. Enfin il lui sem- ble entendre un pas ; il écoute, il n'a plus que le sens de l'ouïe ; le pas devient plus distinct, il approche, il s'arrête devant la loge, une clef grince dans la serrure ; c'est une belle harmonie pour le prisonnier; la clef tourne avec un bruit retenu, la porte s'ouvre.
—Viens vite, dit le danseur qui lui saisit la main. D'Argency se précipite dehors; aussitôt un grand cri retentit :
— Qu'on arrête ces conspirateurs ! crie l'empereur de la Chine, le visage collé contre ses barreaux, je les entends près de moi : ils viennent me détrôner, ces voleurs de couronne.
— II va donner l'alarme, dit d'Argency; nous n'aurons
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pas le temps de nous échapper même de cette première cour.
— Tais-toi, dit son compagnon, tais-toi donc, langue de vif argent.
Les deux fugitifs se glissent le long des murs silencieux comme leur ombre; posant à peine leurs pas, retenant leur haleine. Mais la cour est grande et bien longue à parcourir; ils avan- cent cependant ; tout est calme autour d'eux, l'empereur de la Chine s'est endormi, nul ne les regarde, si ce n'est la lune, qui depuis le temps qu'elle voit des fuites, n'en a jamais dénoncé. Enfin ils arrivent devant la grille, ils l'ouvrent, et les voilà dans la seconde cour.
Ils se remettent en marche ; le danseur semble voler, d'Ar- gency avance rapidement, mais ses jambes de soixante-cinq ans ne tardent pas à se lasser.
— Va donc plus vite, lui dit le danseur, nous devrions tra- verser cette cour comme deux sauterelles. Si j'étais seul, en trois bonds je serais à la porte. Ma foi, dit-il en s'arrêtant, j'ai les clefs, je peux me passer de toi, il me prend un furieux désir de te laisser là.
— Oh ! tu ne serais pas si cruel ! dit d'Argency avec déses- poir.
Le danseur fit une pirouette et partit.
— De grâce, arrète-toi ! au nom de la pitié, au nom de ta bien- aimée!
— Je n'en ai pas.
— Mon ami, reprend-il en courant après lui, attends-moi : quand nous serons sortis d'ici je te ferai toutes sortes de biens. Mais qu'est-ce que je peux donc te dire pour te retenir?... Ah ! je te laisserai voir Angélique !
— Je m'en soucie, de ton Angélique, comme d'un spectacle sans ballet.
— lise moque d'Angélique ! Il n'y a plus rien à espérer, c'est un homme sans cœur.
Pendant qu'il parlait, le danseur avait atteint la grille de sortie; cette grille de prison, si noire pour le captif quand elle se ferme sur lui, et si dorée quand elle s'ouvre. Il prît son trousseau de clefs, et en essaya plusieurs inutile- ment.
— En vérité, dit-il avec colère, je crois qu'il va falloir retour-
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ner dans ma loge. Au reste, je m'en consolerai, et je m'embar- querai ici dans un ballon.
Une clef restait encore, il tenta un dernier essai; c'était enfin la clef de la grille, la clef de la liberté, du paradis. D'Argency l'en tend tourner, il entend les verroux se tirer; alors il prend un élan désespéré, et l'impulsion de sa volonté le pousse si rapide- ment en avant, qu'il rejoint son compagnon de fuite au mo- ment où la porte s'ouvre, et se précipite avec lui hors de la maison.
A peine ont-ils fait cinquante pas que le danseur s'arrête, et dit au vicomte :
— Maintenant nous allons nous séparer; indique-moi le che- min qui mène en Tartarie.
— Par là, dit d'Argency, qui lui montre le premier chemin venu.
— Toujours tout droit ?
— Précisément.
— Adieu, ne t'inquiète pas de moi, un pas de zéphir et deux glissades, et je suis en Tartarie.
II partit en faisant le pas de zéphir, d'Argency ne s'arrêta pas pour voir si les deux glissades le conduiraient en Tartarie ; pressé de revoir Angélique, il avança de toute sa vitesse, fran- chit la barrière, et entra dans Paris.
Il marcha rapidement, et bientôt fut au centre de la grande ville. Il était près de minuit, on sortait encore des spectacles, et à chaque personne qui le coudoyait l'ancien mousquetaire faisait une exclamation d'élonnement.
— Quoi ! se disait-il, les femmes n'ont ce soir ni poudre ni paniers, qu'est-ce donc que ces jupes en étui? ces femmes-là sont étroites et grêles comme des oiseaux qui muent. Mais en vérité les hommes n'ont pas d'habits pailletés , pas de culottes courtes ! Tout à coup il se frappa le front, et se prit à rire. — Je vois ce que c'est, se dit-il en continuant sa route, j'arrive un soir de carnaval, et je rencontre des gens dé- guisés.
Il se logea dans un hôtel garni, et dès le lendemain écrivit à Angélique une lettre brûlante dans laquelle il lui demandait à genoux une entrevue. Il mit l'ancienne adresse de la marquise, et sonna ; un domestique parut.
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« Laquais, lui dit-il, porte ce billet à la marquise d'Hervilîiers, et rapporte-moi la réponse. »
Une heure après le domestique revint, il avait trouvé la mar- quise à son ancien hôtel, racheté par elle après l'émigration. Il tenait une lettre. D'Argency la lui arracha ; sa main frémit en l'ouvrant, un nuage passa devant sa vue, il pensait que l'indif- férente Angélique lui faisait quelque réponse dédaigneuse, gla- ciale comme une gelée de janvier, et contenant un refus formel; il lut en tremblant :
Mon ami, Je vous attends demain soir à huit heures.
Angélique d'Hervilliers.
a Mon ami! s'écria-t-il, c'est Angélique qui m'appelle son ami, et elle m'attend demain soir; mais je ne rêve pas aumoins, j'ai peur de me réveiller. »
Il compta les heures avec une impatience inexprimable ; il eût voulu activer la marche du balancier et la régler sur les battements de son cœur. 11 passa ces deux journées, les plus longues de sa vie, à regarder le portrait d'Angélique, à arpen- ter sa chambre, et à courir chez un tailleur commander un ha- bit neuf, car il voulait être délirant, irrésistible.
« Mon cher, lui dit-il en faisant briller à ses yeux quelques pièces d'or que sa famille ne lui épargnait pas, il me faut pour demain un uniforme complet de mousquetaire noir. »
Le tailleur le regarda d'un air ébahi.
« Mousquetaire, répéta-t-il, j'ai mal entendu sans doute : Monsieur veut peut-être l'uniforme de la garde consulaire.
— Qu'est-ce que c'est que cela, la garde consulaire ? Sa Ma- jesté Louis XV n'a pas de garde de ce nom ! Je vous dis que je veux un uniforme de mousquetaire noir; tout Paris connaît cela ; deuxième compagnie, galons d'argent. Que diable me chanle-t-il avec sa garde insulaire.
— Cet homme est fou, dit le tailleur dès qu'il fut parti.
— Cet homme est fou, dit le vicomte dès qu'il eut quitté le tailleur.
Enfin le lendemain soir arriva. Le vicomte se fit poudrer et
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parfumer, endossa son uniforme de mousquetaire, qu'il trouva fortinexaet, monta en voiture, et arriva chez Angéliqne. Un do- mestique le fit entrer dans un élégant salon, puis sortit pour prévenir la marquise.
D'Argency resté seul attendit dans une délicieuse impatience; car il est une chose qui vaut mieux que le bonheur, c'est l'at- tente du bonheur. Il tressaillait au moindre bruit, mille impres- sions palpitantes et mobiles le faisaient rayonner ou pâlir ; cha- que minute était une vie d'émotions.
— Mon Angélique! disait-il en contemplant le médaillon, ma belle Angélique! je vais donc revoir ta taille d'abeille, ta dé- marche de princesse, ton sourire qui m'illumine, ton visage de dix-huit ans, frais comme le mois de mai !
Il crut entendre le frôlement d'une robe de soie. La voici, s'écria-t-il.
La porte s'ouvrit, une vieille femme entra. Son front et ses joues étaient rayés de longues rides; les unes, imprimées par la douleur et les larmes, se creusaient entre ses sourcils ou s'allon- geaient sur ses joues; les autres, laissées là par le sourire, mar- quaient le coin de ses lèvres ; dans les rides des vieillards, il y a l'histoire de toute une vie. De petites boucles de cheveux blancs, plaquées sur son front, paraissaient sous son bonnet garni de dentelle, et sa taille déformée se dessinait sous une robe de soie brune bien étroite, bien resserrée, et dont la ceinture venait sous l'aisselle.
Elle s'avança d'un pas pesant, fit signe au vicomte de s'as- seoir, et se jeta sur une bergère en face de lui.
Il lui fit un salut qui ressemblait à une grimace, et s'assit d'un air fort maussade. Est-ce qu'Angélique, pensait-il, vou- drait se railler de moi, et m'envoyer sa grand'mère à sa place?
La vieille femme le regardait tristement, elle lui dit après un instant de silence.
— Vous avez désiré me parler, monsieur.
— Moi, madame, pas le moins du monde.
— Mais cependant vous m'avez demandé une entrevue.
— Une entrevue, à vous, madame. Oh ! pour le coup je vous jure qu'il y a méprise.
— Je ne le crois pas, dit la vieille femme avec un sourire amer. Cette lettre n'est-elle pas de vous?
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— Mon billet à Angélique ! s'écria-t-il étonné. Il reprit avec un extrême embarras :
— Effectivement ce billet est de moi, mais il est adressé à votre petite-fille ou votre petite-nièce, à la belle Angélique d'Hervilliers.
— Eh bien, monsieur, vous voyez qu'il est pour moi ; c'est moi qui suis Angélique d'Hervilliers.
Elle se leva précipitamment pour le secourir : il venait de tomber à la renverse sur son fauteuil.
— Un peu de calme, mon ami, lui dit-elle doucement ; j'ai appris votre folie, et je veux vous en guérir. Vous veniez ivre de joie, pensant retrouver ici la jeune femme de 1762. Mais de- puis ce temps-là, quarante ans sont passés, quarante ans, me comprenez-vous bien; les jeunes femmes sont devenues des grand'mères ; et moi, aussi, moi, cette Angélique que vous avez aimée jusqu'à en devenir fou, j'ai vieilli comme les autres ; mes pieds de gazelle ont la goutte, et mes yeux, que vous trouviez si étincelants, ne lancent plus leurs rayons qu'à travers des lu- nettes. Vous-même, mon ami, vous, le jeune et brillant mous- quetaire, vous vous êtes métamorphosé en vieillard. Elle lui prit la main et le conduisit devant une glace : — Regardez, conli- nua-t-elle, est-ce bien là ce visage lisse ? il est tout couvert de rides; sont-ce bien là ces yeux qu'on me disait fascinants? ils s'éraillent, mon cher; est-ce là celte taille si déliée qui se cam- brait sous l'uniforme? j'en suis fâchée, mon pauvre ami, mais elle se voûte un peu.
L'émotion fut si grande, que le fou sentit dans son cerveau une commotion qui fit vaciller toutes ses idées. Peu à peu elles se replacèrent dans un ordre nouveau. Ses yeux, qui se fixaient égarés sur Angélique et sur la glace, perdirent leurs regards effarés, mais prirent une expression de désespoir.
Tout à coup il poussa un horrible sanglot : il était raison- nable.
Il venait de passer subitement, sans aucune transition, de la jeunesse éblouissante à la vieillesse aride sans amour, sans ave- nir, à la vieillesse sans flamme et pleine de cendres. Il regardait avec effroi les traits d'Angélique et les siens; leurs visages nou- veaux lui semblaient deux masques qu'il eût voulu pouvoir ar- racher.
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— Vieux ! s'écria-t-il avec «ne explosion de douleur, vieux tous les deux! Quoi! plus de femme à aimer, plus d'idole ! quoi! tout à l'heure encore des rêves, des émotions ardentes, tout à l'heure je me croyais jeune, j'étais riche, maintenant je suis ruiné. Oh! madame, quel mal vous ai-je donc fait pour m'avoir rendu la raison?... Mon Dieu, mon Dieu, conlinua-t-il en re- gardant le médaillon, il est donc hien vrai que ce divin portrait c'est le vôtre ! Hélas ! madame, qu'avez-vous fait de mon An- gélique ?
— Vous avez mon portrait, oh ! voyons ! comment, j'étais cette jeune femme là, comment j'avais ces traits presque en- fantins, cette peau blanche et unie, finement veinée ! et main- tenant...
Elle pleura amèrement ; toutes ses larmes de regrets, celles qu'elle avait versées à ses premiers cheveux blancs, celles qui avaient coulé à ses premières rides, toutes les larmes qu'une femme vieillissante répand sur son chevet revinrent en foule dans ses yeux; puis ils se séchèrent, un éclair d'orgueil y brilla.
— Savez-vous, dit-elle à d'Argency, avec un accent qui ra- contait toute la coquetterie d'une femme, savez-vous que j'étais bien jolie.
— Grand Dieu ! je ne l'ai que trop su !
— Mais c'est que mon défunt mari aurait pu être jaloux : c'est que peu de femmes peuvent se vanter d'avoir eu à leurs pieds une plus nombreuse cour d'adorateurs.
— Quels souvenirs vous me rappelez !
Elles compta sur ses doigts : Le baron de Tangis, le caprice des femmes de la cour ; le vicomte de Forlins, qui se parfumait à l'ambre ; le poète Vernin qui avait un regard si langoureux et me faisait des madrigaux à la rose 5 le comte....
— Eh que sont-ils devenus tous ces beaux adorateurs? de- manda le pauvre d'Argency avec un souvenir de dépit.
— Ils se sont tous envolés à la première ride, comme les hi- rondelles au premier* froid.
— Qu'est devenu le jeune baron de Tangis ?
— Il a perdu hier sa dernière dent.
— Oh ! que ne l'ai-je écouté, cet excellent ami, lorsqu'il m'é- loignaiî de vous aimer! Que vous m'avez fait malheureux, An-
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gélique ; j'avais jeté mon bonheur à vos genoux, et vous l'avez foulé aux pieds. J'avais voulu avoir une croyance ici-bas comme la-haut, avoir une sainte sur la terre comme j'ai un Dieu dans le ciel ; vous avez repoussé mon culte, et moi, comme un fana- tique, toute ma vie j'ai apporté des pleurs et de l'encens au pied de l'autel vide!... Oh! si vous m'aviez aimé ! Que dis-je le pouviez-vous ? aviez-vous dans le cœur une seule étincelle > Vous étiez faite de glace et de beauté. De toutes les femmes, vous avez été la plus indifférente.
— Qu'en savez-vous?
— Oh mon Dieu ! vous me le demandez !
— Qui vous a dit que je n'ai pas su aimer. Oh! mon ami ne le jurez pas. Vous ignorez toutes mes luttes avec mes ardentes pensées : mou pauvre enfant de dix-huit ans, mariéeà unhomme de soixante-huit; moi, qui aurais apporté un amour si pur à un mari jeune et aimant ! Vous connaissiez la femmeau monde la femme voilée, vous étiez là, dans les salons, quand ses yeux* étaient secs; mais connaissiez-vousla femme du fover, étiez-Vous là dans la solitude quand elle levait son voile, et quand ses yeux étaient brûlés de larmes? J
D'Argency l'écoutait stupéfait, elle changeait en un instant les idées de toute sa vie, elle lui apprenait des mystères au'il n avait jamais soupçonnés.
hn~ ^coute^.con^nua-t-elle, moi aussi j'avais une idole, un homme que j aimais, vers lequel mes pensées de chaque seconde s envolaient à tire-d'aile ; un homme dont la voix me vibrait au cœur, dont la présence était une magie.
- Malheureux! j^avais un rival! s'écria l'ancien amant.
En ce moment il était réellement jaloux, mais jaloux de la éduisante Angélique qu'il voyait dans son souvenir, et non p de celle qu'il avait devant lui. - Un rival ! répéla-t-il avec co- lère ; son nom, je veux le savoir, quel était cet homme >
— C était vous.
sanTlf ^inTf"?'1'"";' SVcriM-i' "'ans"oru; en lui s^is-
n „ H«. m*'hme> re|"'U"il C" laissa'u "*>«*« la
mam des eehee, que ne me le disiez-vous quarante ans plus M,
-C est que quarante ans plus lot cet aveu m'eût coûté bien
des remords, tand.s que mau.tenant. j'en sufc sl,,v. 1 ,, t o "
blera le repos ni de l'un ni de l'autre.
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Les deux vieillards se séparèrent. D'Argency passa une nuit de cauchemar; son réveil fut affreux d'amertume : il avait perdu sa folie, et sa folie c'était la jeunesse, croire c'est avoir. La raison était revenue sèche et mesquine, lui faisant poser le doigt sur la réalité, rétrécissent le monde de sa pensée, et souf- flant sur ses palais de fées. Oh ! qu'il était à plaindre! Plus